ÉDITO 23/24

Une saison théâtrale s’écrit comme un récit.

Dessiner la ligne ténue de ce qui nous traverse, se laisser guider avec obstination par ce qui résonne du monde, en nous, même obscurément. Croire à l’évidence des rencontres. Chercher le fragile équilibre entre le sens et l’irrationnel, le politique (au sens de notre relation au collectif) et l’inconscient, l’universel et l’intime. Risquer l’inconnu. Ouvrir à l’étrange et à l’étranger, tenter de regarder le monde par d’autres yeux, y trouver des échos inattendus. Ouvrir, ouvrir encore, ouvrir toujours.

Et puis, une fois arrivé·e·s au terme, relire ce qui a été écrit, s’étonner de ce qui s’y révèle, du récit ainsi composé.

Il faudrait pouvoir relire toutes les saisons des théâtres : on aurait là le récit, année après année, de notre relation au monde.

Et en parcourant cette saison 23/24, composée avec soin au fil des mois, je m’étonne de ce qu’elle raconte de notre relation à une époque et un monde pourtant si troublés. Dans une période où partout se resserrent les lacets autour de la liberté d’expression, où la plupart des pouvoirs en place tentent de décrédibiliser, punir ou mettre hors la loi la pensée critique, l’engagement citoyen et tant de luttes essentielles, où les idéologies d’extrême droite néo-populistes semblent s’être immiscées partout, où les pensées conservatrices et réactionnaires se fabriquent un renouveau au nom de notre « tranquillité », où on appelle « écoterroristes » celles et ceux qui se battent pour la préservation du vivant et de la survie de nos enfants, où nous sommes poussé·e·s toujours plus avant dans une course à la productivité et à la surconsommation contre toute logique, où nos vies et nos actes sont jugés à l’aune de leur rentabilité, sans souci du bien collectif, où les racines de la démocratie (le POUVOIR AU PEUPLE) sont oubliées pour n’en garder que le CRATOS, où nous sommes infantilisé·e·s, traité·e·s en bon·ne·s ou mauvais·es élèves, où la violence contre le peuple est légitimée, où on ressent dans nos vies, déjà, les effets terrifiants du dérèglement climatique et où on assiste, impuissant·e·s, à la destruction de la planète et de la vie de nos enfants, la tentation est grande, souvent, de céder au découragement, d’abandonner toute résistance et toutes luttes, de cesser de croire, de s’abrutir derrière les petits écrans ou les vitrines des grands magasins, de fuir tout ce qui pourrait nous sortir de notre hébétude, ou au contraire de céder aux sirènes du complotisme, de rejeter l’étrange et l’étranger, de fermer les yeux obstinément comme le font des gamins effrayés, de souhaiter parfois devenir sourd·e·s et aveugle, de souhaiter parfois ardemment cesser de penser et de ressentir, de s’enfermer dans le silence ou le ricanement.

Oui, elle avait toutes les raisons, cette saison 23/24, d’être sombre. Or la voici toute en musiques et couleurs vives, en corps et paroles puissantes, toute en éclats généreux, en poésie délicate et féroce à la fois. La voici soulevée d’élans vitaux, portée par un grand souffle, grand ouverte sur l’autre, l’étrange, l’étranger et l’étrangère, remuée par l’insolence de la jeunesse et le rire de la maturité.

On y traverse le Salvador, le Laos, en quête d’origines, à grands coups de chansons et de voix ravivées, de tissus chatoyants. On y plonge dans la Grèce antique et ses aventures homériques, dans la Hongrie du début du 20e siècle à travers l’énergie combattive d’une vieille femme, dans la France des années 1980, sur les pas de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, contre les violences policières, par celles et ceux qu’on appelle « les jeunes des banlieues ». On suit les destinées croisées de trois générations au fil de l’histoire. On y croise Gisèle Halimi dans un rituel de réparation musical lumineux, et de vieilles idoles pop coincées dans un succédané d’enfance marketée. On y questionne l’amour, la difficulté de s’aimer encore et la densité de violence qui s’y révèle parfois. On y parle de pouvoir et de genre dans l’intimité d’une vie, de petits Poucets perdus dans la forêt des contes, des génies de la toute petite enfance, d’une petite sirène qui refuse de se plier au destin sacrifié des sirènes. On s’y retrouve dans des salles des fêtes autour de lotos, d’arbres de Noël, de nuits de fêtes, on s’y retrouve dans les jardins publics et les villages, les marchés et les salles de classe…

Je me dis, en parcourant ces pages, que les artistes sont traversé·e·s par le monde, ses courants profonds, une sorte de prescience de ce qui sera, et que si elles et eux ont rêvé ces œuvres-là, alors cela signifie que, peut-être, l’humanité est en train de se réveiller, se remettre debout, et pourra embrasser le monde, le vivant, son avenir et celui de nos enfants.

Il nous appartient ici comme ailleurs de travailler à cela de s’emparer de ce récit vivant qui est le nôtre
Et cette saison, donc comme toutes celles qui suivront ici et ailleurs on restera en éveil, les yeux grands ouverts
On se bougera le ciboulot et s’excitera la parlerie
On se jettera dans l’inconnu
On mangera autour de grandes tablées de bois
et nos corps danseront ensemble tard dans les nuits
On se rassemblera avec des inconnu·e·s et des gens qu’on aime dans une salle des fêtes, un parc, une salle de théâtre, un marché, une médiathèque
On se risquera à l’exercice de l’intelligence collective
On n’aura pas honte de pleurer (mais jamais on ne ricanera)
On rira de bon cœur comme des enfants
On discutera ferme
On s’engueulera parfois aussi
Et puis on lèvera nos verres à la joie d’être ensemble
On aiguisera nos sens comme des couteaux
pour attraper chaque morceau du monde
On aiguisera nos esprits critiques comme des lames affûtées
On osera la nuance et les coups de gueules
On se foutra d’être contradictoires
On analysera dans la finesse et on rira dans le gras si l’envie nous chante
On s’exercera obsessionnellement à la désobéissance
(nous à qui on a appris depuis le berceau à être si obéissant·e·s)
On se fichera de ne pas être bien sages et poli·e·s
On démontera les systèmes comme on démonte
les moteurs, pièce par pièce, pour comprendre comment
ça marche et ce que dissimulent les capots rutilants
On se méfiera par-dessus tout des donneur·se·s de leçons,
des curés de la bien-pensance, des Parangons de vertu
On se méfiera des idées toutes faites, des vérités bien
montées, des démonstrations paranoïaques et des guides spirituels
On cherchera le beau dans ce qui ne l’est pas
On traquera les failles de toutes beautés
Dans le minuscule on verra le monde
On osera vivre à hauteur d’enfant et d’étonnement
On cultivera l’émerveillement et l’art de la joie
On traversera les murs encore et toujours
Et le monde sera un théâtre vivant et palpitant
Le monde sera notre théâtre
comme ce théâtre est le vôtre


Carole Thibaut