Pour Chantal Goya

 

Bon.

Il s’agirait de ne pas tout mélanger.
Il s’agirait de ne pas se laisser aller à la grande tambouille de la bien-pensance.
Il s’agirait de cesser de donner valeur à l’acte artistique à travers l’acte culturel, l’acte sociétal, l’action sociale.
L’art n’est pas un missionnaire social ou culturel. Il ne permet pas aux chômeur·se·s de retrouver du travail. Aux laissé·e·s-pour-compte de s’intégrer. Aux analphabètes d’apprendre à lire et à écrire. Aux réfugié·e·s d’être accueilli·e·s dans des conditions dignes. Aux clochard·e·s de trouver un toit. Aux guerres de s’arrêter. À la société de devenir plus juste. Aux crétin·e·s de devenir moins crétin·e·s. Aux mecs violents de ne pas massacrer leurs amoureuses à coups de poing en plein visage.
L’art ne devrait pas être non plus un blanc-seing. Le drapeau cache-sexe d’une petite caste dominante et contente d’elle-même, sûre de son bon droit. L’art ne devrait pas être un art sacré qui te met au-dessus des lois de la société et des lois humaines.
L’art n’a pas plus vocation à agir sur le monde qu’il n’a vocation à nous dédouaner du monde.
Mais bon, il y a, en art, comme partout, le règne des salauds, des médiocres et des imbéciles. La seule différence c’est que le milieu de l’art et de la culture est un des seuls milieux qui soit assez prétentieux, imbu de lui-même, pour se croire au-dessus de l’imbécillité, de la médiocrité, de la saloperie et de la prétention.
L’art ne peut pas faire consensus. Son essence est de faire dissension. Est-ce que ce qui fait dissension peut agir sur le monde ? Sans doute pas globalement, mais cela allume des flammèches, des foyers, c’est parfois inconfortable, et cela maintient éveillé.
La culture, elle, fait consensus. C’est son essence. Elle donne un sens commun permettant d’avancer ensemble, quelque chose qu’on reconnaît en l’autre, un morceau de quelque chose qu’on partage. Elle est primordiale, essentielle, vitale à toute société humaine. Je ne parle pas de LA CULture dominante officielle déterminée comme telle en autoréférencement permanent et présentée comme LA CULture, je parle de ce que nous tissons ensemble de terreau commun, et aussi de ce qui se tisse par-devers nous et dans lequel nous sommes plongé·e·s, parfois malgré nous. Ce terreau, donc, sous nos pieds, qu’il nous appartient à toutes et tous de cultiver afin qu’il y pousse plutôt des arbres qui laissent passer la lumière, que des ronces qui nous bouchent le ciel.
Quant à savoir ce que recèle ce terme d’« art »… Sont-ce les grandes œuvres de l’esprit humain ? Et si oui décrétées telles par qui, par quoi ? Par le marché de l’art contemporain coté en bourse ? Par les autoréférencés aux sempiternelles mêmes origines blanches occidentales masculines fréquentant les mêmes milieux ? Par les États ? Par les partis ? Par l’histoire ? Par le temps qui passe ? Par les manuels d’art et d’éducation ? Par les salons parisiens ? À partir de quel critère, de quel seuil ? Le nombre de places vendues ? Le prix de l’œuvre ? Le parcours de l’artiste ? Son sexe ? Sa couleur de peau ? Son origine ? Son âge ? Sa durabilité sur le marché de l’art ? Sa propension à traverser les siècles ?… Même s’il s’agit le plus souvent d’un qui a eu la chance d’avoir un frère galeriste ou une belle-sœur ou une épouse qui a consacré sa vie à sa mémoire ? Ou un type qui avait un sens assez développé de la presse ou du scandale pour marquer son temps et la postérité, ou un sens de la courtisanerie qui lui a permis d’être le protégé des puissants de son époque ? Ou un qui a eu juste la chance de ne naître pas femme, ce qui lui a évité d’être purement et simplement effacé de la mémoire collective et de notre CULture nationale ?
Le premier spectacle que j’ai vu sur une scène était Le Soulier qui vole de Chantal Goya. J’avais 10 ans. À la fin du spectacle, j’ai pleuré longtemps, d’émotion et de bonheur de ce que j’avais découvert là, et de désespoir que ce soit déjà fini. Au bout d’une heure, ma mère, agacée de me voir pleurer ainsi « sans raison », m’ordonna d’« arrêter mon cinéma ». Dans ma famille on n’allait pas au théâtre ni au spectacle. Je ne sais pas par quel miracle ma mère avait décidé de nous emmener voir cela. Peut-être parce que nous avions un disque de Chantal à la maison ou peut-être parce qu’on l’avait vue à la télé. Sans doute que Le Soulier qui vole n’était pas de l’« art » au même titre que Le Soulier de satin que, quelques années après, je découvris dans une longue traversée hallucinée devant le petit écran de la télé. Et lorsque je pleurai dans notre petite cuisine en apprenant la mort de Vitez, ma mère me redit d’« arrêter mon cinéma alors que je ne connaissais même pas ce type autour duquel on faisait tout ce foin et dont personne d’ailleurs n’avait jamais entendu parler ».
Le souvenir du Soulier de Chantal, comme une première fois, m’est resté gravé. Et bien sûr que ma capacité d’analyse critique, que ma culture théâtrale étaient alors en dessous de zéro, et bien sûr que je ne partageais aucun des référents nécessaires à la mise en regard de l’œuvre, et bien sûr que je ne détenais aucun des codes et du vocabulaire nécessaires pour juger de ce que je voyais ce soir-là, parce que je n’avais pas accès à ce dont j’ignorais même l’existence et parce que j’étais encore trop petite pour pouvoir me mettre en quête de cela. Mais il y a eu ce soir-là, cette rencontre-là dans ma vie de gamine, avec ça qui se déroulait sur scène, devant moi, ce moment suspendu au gros soulier qui volait et Chantal chantant Adieu les jolis foulards.
Est-ce que l’art peut agir sur le monde ? Est-ce que Le Soulier qui vole était de l’art ? Je n’en sais rien. Ce que je sais c’est que ce qui s’est passé ce soir-là a décidé d’une partie de ma vie.
Et les tenants de la CULture peuvent bien se bidonner en se moquant des émotions des petites filles de province dont les parents ne vont jamais au théâtre et dont les mères se demandent bien qui est ce Vitez dont on fait un tel foin au journal télé, cela n’y change rien.
Je me souviens d’un autre spectacle, vu quelques années après, sur la scène du Parvis Saint-Jean, CDN de Dijon. C’était à la même époque que l’autre Soulier, celui de satin, à la télé. J’étais assez grande alors pour aller chercher ce dont je commençais à pressentir l’existence à défaut d’en connaître grand-chose. Là encore je suis sortie en pleurs, mais c’étaient des pleurs de rage et d’impuissance, je me sentais frappée de stupidité, renvoyée à mon ignorance crasse, à ma marge sociale et culturelle, sans les référents, sans les codes, sans les mots et le vocabulaire nécessaires. Je n’avais rien compris. J’étais restée sur le bord. Échouée sur mon petit banc de sable d’inculture.
Quiconque a fait l’expérience de l’humiliation culturelle peut comprendre le vote pour des partis populistes, la haine de l’« intello », du « bobo », du cultureux, des intermittent·e·s…, peut comprendre même pourquoi des gens nourrissent des haines et des rejets si violents qu’ils en deviennent des meurtriers sanguinaires sourds à toute compassion humaine, à toute empathie, à tout dialogue. Rien de pire que l’expérience répétée du mépris et de l’humiliation culturelle pour générer un lent pourrissement de l’âme humaine.
Et comment le milieu de la culture peut-il générer parfois de tels sentiments d’exclusion, alors que la culture ne devrait être que la somme de tout ce qui nous nourrit, en partage, et que rien de ce qui nous donne du sens ne devrait en être exclu ? Et d’où vient que certain·e·s s’arrogent le droit de décider pour d’autres ce qui est de la CULture ou n’en est pas ? Il y a une arrogance terrible dans ces discours si majestueusement distribués sur la démocratisation culturelle et dans ce mépris profond qui en sourd pour tout ce qui n’est pas soi, qui ne pense pas comme soi, qui n’a pas la même éducation, le même humour, lu les mêmes livres, reconnu les mêmes grandes œuvres de l’esprit et les mêmes chefs-d’œuvre.
Le Soulier qui vole a été mon premier choc artistique en matière de spectacle vivant. C’est sans doute risible et ridicule. Mais cela a allumé en moi une émotion qui a fait basculer ma vie, une flammèche qui ne s’est jamais éteinte et qui a été entretenue par la lecture des livres reliés rouge et or, les « grands classiques français » achetés par correspondance et qui trônaient derrière la vitrine d’une bibliothèque de salon que nous n’avions pas le droit d’ouvrir de peur d’abîmer les livres-décoration, et puis encore après par la traversée hallucinée d’un autre Soulier à la télé.
Chaque fois que je rencontre une classe de gamin·e·s, chaque fois que j’accueille une nouvelle personne à la table du théâtre des Îlets, chaque fois que nous allons lire ou jouer une œuvre dans une médiathèque de campagne ou dans une salle des fêtes à deux heures de route d’ici dans un village d’Auvergne, c’est cela qui pousse mon moteur et les phares de ma bagnole à travers le brouillard (il y a de sacrées nappes de brouillard par ici les soirs d’hiver). Il n’y a pas de règles, cela ne se mesure pas en termes de réussites, de pourcentages, de rendement, de résultats concrets sur le monde ou la société ou la misère humaine. Cela ne peut pas être ramené à une valeur économique. Cela ne se décompte pas ainsi. Cela ne se compte pas. L’art n’agit pas sur la masse, sur le global, sur la société, il n’éduque pas, il n’enseigne pas, il ne donne pas un sens global, il ne détient pas de vérité absolue, de formule magique. Il touche à l’infini petit, à l’infini intime, à l’infini humain, à l’infini instant, il met en jeu de petites parcelles d’humanité, il allume des petites flammes, nous élève soudain au-dessus de ce qui nous enserre et qui nous écrase la gueule au ras de l’asphalte.
Il n’y a pas d’art de décoration comme il ne devrait pas y avoir d’œuvres artistiques qui servent avant tout à célébrer la grand messe de la CULture. Il y a des œuvres qui soulèvent, perforent, bouleversent, parce qu’elles disent quelque chose du monde que vous pressentiez obscurément, quelque chose que vous reconnaissez comme un élan étrange et irrépressible de sororité humaine, qui vous fait monter un sanglot insensé, une ouverture au monde et à l’autre qui vous soulève de terre. Qu’importe alors de quelle obédience, de quelle tendance culturelle l’œuvre est ou se réclame.
L’art n’agit pas sur le monde. Il fait mieux. Il met en acte l’humain. Il l’agit au plus profond.
C’est une question de rencontre, de moment, d’heure propice et hasardeuse où quelque chose peut advenir en vous de la rencontre. Ces rencontres-là sont comme les rencontres amoureuses. Elles sont rares, échappent à tout champ, toute rationalité et rationalisation, sont toujours singulières, uniques. Mais elles bouleversent nos vies et font de nous les êtres humains que nous sommes.
L’art n’est pas un projet de société. Il est l’âme vivante de toute société humaine.

Carole Thibaut, texte paru en janvier 2018 dans la revue Nectart (No6)